CHAPITRE VINGT-QUATRE

Le lieutenant Samuel Houston Webster triait la montagne de transmissions quotidiennes en fredonnant. Une vénérable et sacro-sainte tradition voulait que tous les officiers des communications détestent la paperasserie inhérente à leur fonction, mais Webster, non sans un certain sentiment de culpabilité, n'arrivait pas à partager ce dégoût; certains jours, il s'exaspérait du temps que cette tâche lui prenait, mais le fait d'être le seul de tous les officiers du bâtiment à en savoir autant que le commandant sur les informations qu'émettait et recevait l'Intrépide lui titillait l'ego. De plus, à sa grande surprise, il avait beaucoup de mal à couver désagréable d'exécuter des « corvées » pour le commandant Harrington.

Ses doigts dansaient sur la console avec l'aisance que donne la pratique et, bien qu'il surveillât d'un œil d'aigle les transmissions codées qu'il transcrivait en clair, un petit coin de son cerveau pensait à tout autre chose. Le commandant, c'est quelqu'un de bien, se disait-il; dans son vocabulaire, c'était à peu près le compliment suprême, et bien rares étaient ses supérieurs qui l'avaient mérité. Sans être vaniteux ni orgueilleux, Webster se rendait très bien compte que le hasard heureux de sa naissance lui vaudrait un jour de devenir officier supérieur; de ce fait, il s'était aperçu qu'il avait tendance à observer ses supérieurs du moment à travers deux paires d'yeux : l'une appartenait à l'officier très peu gradé qu'il était, désireux d'apprendre de leur expérience et de leur exemple, mais l'autre était celle du futur officier général, et cette seconde paire se montrait plus critique que les dehors chaleureux du lieutenant ne le laissaient deviner.

Le capitaine McKeon, par exemple, l'avait beaucoup déçu : s'il y avait une personne à bord qui aurait dû comprendre le but du commandant et l'aider à le réaliser, c'était bien son second. Mais enfin, McKeon semblait être revenu à de meilleurs sentiments; Webster avait pourtant noté, avant cela, que le commandant évitait de lui adresser le moindre reproche et il avait trouvé dommage en certaines occasions qu'elle ne lui secoue pas les puces, mais le résultat qu'elle avait finalement obtenu lui avait dessillé les yeux.

C'était drôle, en un sens. Le commandant Harrington n'élevait jamais la voix; or la Flotte avait ses personnages hauts en couleur et Webster avait connu des maîtres à bord capables de cloquer un blindage d'acier d'un coup de gueule quand on les énervait. Mais le commandant Harrington ne disait jamais un mot plus haut que l'autre et pas une fois il ne l'avait entendue jurer. Seul un idiot aurait pu croire cependant que ses manières calmes autorisaient toutes les libertés, et Webster s'était aperçu avec étonnement que son équanimité était d'autant plus efficace qu'elle tranchait sur le tonnerre et les éclairs qu'aurait brandis un autre commandant.

Cela, il l'admirait, tout comme il admirait la façon dont elle maintenait ses distances avec ses subordonnés, toujours présente, toujours accessible, mais sans jamais laisser oublier que c'était elle qui menait la barque. Pourtant, en même temps, elle était capable de remonter les bretelles à n'importe quel membre d'équipage — par exemple le jour où elle avait obligé Rafe Cardones à trouver une solution au problème des sondes — et elle paraissait au courant de tout ce qu'il y avait à savoir sur chacun d'eux. Elle savait même que Cardones appréciait de se faire appeler « Rafe » alors que lui-même, Webster, détestait le diminutif de « Sam ». Ce genre de renseignement n'apparaissait sûrement nulle part dans les dossiers personnels et il était bien incapable d'imaginer par quel moyen elle l'avait appris.

Un nouveau message clignota sur l'écran; les groupes de symboles du brouillage se transformèrent comme par magie en texte clair et Webster cessa soudain de rêvasser; il haussa les sourcils, puis il se mit à sourire tout en terminant de lire. Il resta un moment plongé dans ses réflexions à tapoter le bord de la console, puis il hocha la tête. Celui-ci passerait en dernier dans la trémie, décida-t-il; ce n'était qu'un message « informatif » de routine, mais Webster avait une perception plus aiguë que la plupart des querelles intestines infiniment courtoises qui se déroulaient entre les premières familles de la Flotte. C'était une belle victoire pour le commandant et ça lui ferait une jolie surprise pour achever la lecture des transmissions.

Il tapa un numéro de priorité sur le clavier et appela le message suivant avec un sourire radieux.

Au calme dans sa cabine, Honor travaillait sur son propre terminal. Elle avait passé trop de temps dans la salle de briefing; pour savoir que le commandant se trouvait juste derrière la porte, prêt A surgir, pouvait avoir un effet inhibiteur sur les jeunes officiers, et, maintenant que McKeon faisait son travail, cette menace n'était plus nécessaire. Leurs relations avaient fait de grands progrès au cours des dix derniers jours, pas suffisamment pour compenser le temps perdu, mais assez pour abandonner à McKeon la marche quotidienne du bâtiment. Elle avait donc apporté son travail « à la maison ».

Une termina de lire le rapport hebdomadaire d'entretien de Monica Santos, approuva les suggestions que le chef mécanicien et McKeon avaient faites pour régler divers petits problèmes, puis se frotta les yeux. La porte du salon s'ouvrit et MacGuiness apparut, porteur d'une tasse de cacao brûlant, comme prévenu par les pensées d'Honor.

« Merci, James. » Elle but une gorgée, sourit, et il lui rendit son sourire.

« De rien, commandant », dit-il avant de s'éclipser sans plus de bruit qu'il n'était entré. Elle but une nouvelle gorgée de chocolat puis posa sa tasse en s'apprêtant à se replonger dans les détails des rapports, mais, à cet instant, le vibreur de l'entrée retentit. Elle appuya sur la touche de l'intercom.

« Oui ?

  L'officier des communications, commandant, annonça le fusilier de garde, et Honor fit la grimace, non parce qu'il s'agissait de Webster mais parce que cela signifiait qu'il lui apportait les transmissions de la journée.

  Entrez, Samuel », répondit-elle en ouvrant la porte. Webster pénétra dans la cabine, un bloc-messages sous le bras, se mit brièvement au garde-à-vous et tendit l'objet.

« Les transmissions du jour. » Honor acheva la phrase à sa place avec une expression mi-figue mi-raisin, et il sourit.

« Oui, commandant. Pas de priorité spéciale.

  C'est déjà ça. »

Elle prit le bloc et en accusa réception en posant le pouce sur le panneau de sécurité, se demandant pour la centième fois pourquoi la Flotte exigeait qu'un officier perde son temps à livrer en personne le courrier quotidien d'un bâtiment : Webster aurait aussi bien pu lui télécharger tout le bazar directement sur son terminal depuis la passerelle d'une pression sur une touche. Mais ce n'était pas ainsi que procédait la Flotte; peut-être, songea-t-elle, la livraison des messages en mains propres avait-elle pour but de s'assurer que le commandant les lisait bel et bien.

  Oui, commandant. » Webster salua de nouveau, fit encore un sourire et ressortit.

Honor resta un moment à regarder alternativement le bloc-messages et son terminal en s'interrogeant : par laquelle des deux corvées commencer ? Les transmissions l'emportèrent – au moins, elles provenaient d'une source extérieure à l'Intrépide –, elle tira le bloc vers elle et l'alluma.

Elle s'étonnait toujours des informations que les Lords de l'Amirauté, dans leur grande sagesse, jugeaient nécessaires de porter à la connaissance de leurs commandants. Elle ne voyait pas bien en quoi, par exemple, l'officier en charge du poste de Basilic avait besoin de savoir que, selon un décret de ConstNav, tous les cuirassés de la Flotte devaient troquer deux de leurs cotres contre une sixième pinasse. Peut-être était-il plus simple de transmettre la circulaire à tous les commandants que de rechercher les noms de ceux à qui elle était indispensable...

À cette idée, un sourire amusé flotta sur ses lèvres et c'est d'un œil plus vif qu'elle parcourut les messages suivants ; certains étaient à la fois pertinents et connexes à ses devoirs, tel celui concernant l'ajout des poignards électriques à la liste des objets dont l'introduction était interdite sur Méduse, et d'autres avaient un petit côté modérément comique ; mais la plupart étaient assommants à l'extrême.

Toutefois, quand elle parvint au dernier, elle écarquilla les yeux. Elle se redressa brusquement dans son fauteuil en remarquant du coin de l'œil que Nimitz s'était lui aussi dressé sur son juchoir rembourré, et elle relut la transmission.

Elle ne lui était même pas adressée, mais un grand sourire s'épanouit sur le visage d'Honor et une étincelle de plaisir dansait dans ses yeux quand elle la lut pour la troisième fois. C'était une copie transmise « pour information », sans exigence d'action, et elle se mit à rire tout haut en se rappelant qu'elle avait soupçonné quelqu'un d'approuver sa conduite. Eh bien, ce quelqu'un avait apparemment décidé de lui faire parvenir une preuve évidente de son approbation, car il n'y avait pas d'autre motif concevable à l'envoi de ce message à l'attention du commandant de l'Intrépide.

Il s'agissait d'un courrier de routine de l'officier commandant le HMS Héphaïstos à l'attention de l'amiral Lady Lucy Danvers, troisième Lord des Forces spatiales. Danvers dirigeait ConstNav et le message du vice-amiral Warner était une réponse du style « nous avons le regret de vous informer que, etc. » à la récente demande, déposée par le capitaine de vaisseau Lord Young auprès de ConstNav, de réarmement prioritaire. Les équipes d'inspection de l'amiral Warner avaient apparemment confirmé l'estimation initiale du capitaine Young et jugé que la forte usure des syntonisateurs des voiles Warshawski du croiseur lourd de Sa Majesté Sorcier rendait leur remplacement urgent et impératif. Cette opération obligeait malheureusement à prolonger le radoub du vaisseau d'au moins huit semaines afin d'effectuer l'installation et les tests indispensables. Naturellement, le vice-amiral Warner ferait son possible pour accélérer le travail et demeurait le serviteur obéissant de l'amiral Danvers, etc., etc.

Honor reposa délicatement le bloc sur son bureau et s'efforça de se retenir de glousser de joie : elle détestait la sonorité de son rire dans ces cas-là; mais cette fois elle ne put s'en empêcher. Elle se leva sans cesser de rire sous cape comme une sale gosse qui aurait surpris un secret et elle prit Nimitz sur son juchoir; elle le tint à bout de bras et le chat sylvestre se mit à émettre l'équivalent chez lui d'un rire tandis qu'elle dansait avec lui en tournoyant dans la cabine.

« Eh bien, c'est fini, monsieur. » Le second-maître Harkness s'épongea le front à l'aide d'un mouchoir douteux qu'il remit au fond de la poche d'avant-bras de son bleu de travail.

« En effet », répondit l’enseigne Tremaine. Il massa les muscles courbatus de son dos d'une main en se demandant s'il était indigne de son rang d'officier de s'essuyer le front lui aussi.

« Merci, monsieur Tremaine. » Canon Jenkins – pour une raison connue des seuls fusiliers, l'officier non cadre le plus haut gradé des fusiliers à bord d'un bâtiment était toujours surnommé « Canon », même si, comme c'était le cas de Jenkins, il était adjudant de compagnie –, Canon Jenkins, donc, ne transpirait pas, lui, comme le remarqua Tremaine avec une certaine jalousie. Il parcourut une dernière fois du regard les armures de combat vides accrochées dans la soute de la pinasse, inscrivit une note sur son bloc mémo et referma le sabord.

« De rien, Canon », répondit Tremaine. Harkness ne dit rien et toisa le fusilier avec une expression d'infinie supériorité, à quoi Jenkins répliqua en se désintéressant totalement du sous-officier aux manières bourrues.

« Il ne reste plus que les palettes de munitions pour la pillasse deux », reprit gaiement Jenkins tandis qu'ils descendaient le tube d'accès qui succédait au sas étanche, et Tremaine réprima un gémissement. Il avait espéré reporter la corvée au quart suivant, et, d'après la tête qu'il faisait, Harkness avait nourri le même espoir; l'enseigne voulut protester, puis il se mordit la lèvre : on ne pouvait pas dire que Jenkins arborait un sourire suffisant, mais cela s'en rapprochait nettement. Peut-être, songea Tremaine, le jugement d'Harkness sur les fusiliers n'était-il pas tout a fait erroné... mais il n'avait pas l'intention de faire à Jenkins le plaisir de le dire tout haut. Aussi...

« Bien sûr, Canon, répondit-il d'un ton enjoué. Par là, s'il vous plaît. Monsieur Harkness ?

 Avec plaisir, monsieur Tremaine », fit aigrement le sous officier, et Jenkins fit signe à son équipe de les suivre vers l'arrière tandis qu'ils traversaient le hangar d'appontement en direction des palettes.

« ... en conclusion, les pinasses sont aptes au combat, si jamais il faut les lancer. »

Son rapport achevé, McKeon éteignit son bloc mémo, et Honor hocha la tête. Il était tard, selon l'horaire de bord de l'Intrépide; la nappe blanche était parsemée des reliefs du dîner et Nimitz était toujours attablé devant son assiette, en bout de table. Honor croisa les jambes et, tout en jouant avec une fourchette, observa ses crocs effilés qui détachaient avec une précision chirurgicale la chair d'un pilon de saute-buisson; pour la millième fois au moins, elle s'étonna de ses excellentes manières à table, du moment qu'on ne lui donnait pas de céleri.

« Nous sommes donc parfaitement parés, me semble-t-il, dit-elle finalement.

  Oui, mais ce que j'aimerais savoir, c'est parés pour quoi ? fit McKeon d'un ton un peu acerbe, et Honor eut un léger sourire.

  Il y a presque quinze jours, depuis le départ de Hauptman, que nous n'avons plus ni alertes ni tentatives d'atterrissage clandestin, observa-t-elle.

  Ce qui m'incite seulement à penser qu'on nous prépare un coup fourré modèle grand luxe. » McKeon soupira, puis se leva avec un sourire mi-figue mi-raisin. « Enfin, ce qui doit arriver arrivera. Bonne nuit, commandant.

  Bonne nuit, monsieur McKeon. »

Avec un petit salut de la tête, il quitta la cabine. Eh bien, quel changement ! se dit-elle avec une satisfaction non dissimulée. Quel changement !

Elle se leva à son tour et prit le saladier aux trois quarts vide. Nimitz leva aussitôt la tête de son assiette avec une vive lueur d'intérêt dans ses yeux verts et Honor sourit.

« Tiens, gros gourmand », lui dit-elle en lui tendant la branche de céleri, avant de se diriger vers son cabinet de toilette privé. Elle savourait d'avance la longue douche brûlante qu'elle allait prendre.

La stridulation rauque du vibreur la réveilla.

Elle ouvrit les yeux quand l'appareil retentit une seconde fois. Par nature c'était une grosse dormeuse, mais sa première affectation en tant que commandant d'un bâtiment de Sa Majesté avait changé cela, et Nimitz émit une protestation ensommeillée quand elle s'assit brusquement dans son lit. Mi-glissant, mi-roulant, le chat dégringola de son emplacement préféré, sur sa poitrine, et elle le poussa doucement de côté d'une main tout en enfonçant la touche de communication de l'autre.

Le vibreur se tut et elle se passa rapidement les doigts dans ses cheveux courts. C'était l'avantage de les porter à la garçonne; de toute manière, elle ne se faisait pas d'illusion : elle n'avait rien d'une beauté, et ainsi, au moins, elle ne perdait pas de temps à se pomponner quand on la réveillait au milieu de la nuit. Elle attrapa sur la chaise près du lit le kimono que sa mère lui avait offert pour son dernier anniversaire, l'enfila puis appuya une deuxième fois sur la touche pour recevoir l'appel en mode vidéo.

Dans l'obscurité de la cabine, l'éclat de l'écran lui fit mal aux yeux. C'était un appel de conférence à deux images, et le visage de dame Estelle apparaissait sur l'une d'elles. L'Intrépide avait ajusté son horaire circadien à celui de l'enceinte gouvernementale et, comme Honor, Estelle Matsuko portait une robe de chambre par-dessus sa chemise de nuit; mais Barney Isvarian, sur l'autre moitié de l'écran, était en uniforme. Derrière lui, Honor aperçut le chirurgien de première classe Montoya, son propre médecin assistant, et elle reconnut le décor aseptisé d'une des cliniques de l'API.

« Je regrette de vous réveiller, Honor, mais c'est important. » Le commissaire avait un ton presque effrayé, et Honor se raidit sur son siège tout en achevant de nouer son kimono.

« Que se passe-t-il, dame Estelle ?

  Nous avons reçu deux renseignements. L'un nous est parvenu il y a deux jours, mais il était si vague que j'ai préféré le garder sous le coude un moment avant de vous en faire part; l'autre, Barney vient de me le transmettre et il modifie le sens du premier. »

Honor inclina la tête, invitant le commissaire à poursuivre.

« J'ai reçu mercredi la visite de Gheerinatu, un des chefs de clan nomade de Méduse, reprit Estelle Matsuko. Comme tout bon nomade, il n'aime guère les cités-États du delta, mais nous avons donné un coup de main à son clan il y a deux ans : étant donné le climat de la planète, les nomades migrent d'un hémisphère à l'autre – ou plutôt ils font l'aller-retour entre la zone tempérée et la zone équatoriale – en fonction des saisons, mais le clan de Gheerinatu a été pris dans une tempête précoce en traversant le delta; grâce aux antigravs de l'API, nous avons pu-sauver la plupart de ses membres et à peu près la moitié de leurs bêtes d'une crue éclair avant qu'elle ne les emporte tous, et depuis nous sommes amis. »

Elle s'interrompit, les sourcils levés comme pour demander si Honor la suivait, et l'intéressée acquiesça de la tête.

« Très bien; Gheerinatu est originaire du Nord – son clan fait partie de l'Hyniarchie... appelons ça une fédération clanique. Bref, il fait route vers le Sud pour l'hiver, mais il a des parents partout dans l'hémisphère nord et il est passé me voir pour m'apprendre que l'un d'eux, de la région des Dos-Moussus, lui avait envoyé un message. Ça ne disait rien de très précis, mais Gheerinatu a jugé bon de nous prévenir; traduit grosso modo, on avertissait Gheerinatu qu'il ferait bien d'éviter de s'installer pour l'hiver dans le delta avec ses troupeaux. »

Les traits d'Honor se tendirent et dame Estelle hocha la tête.

« C'est la réaction que j'ai eue moi aussi, mais c'était la première fois que nous tenions quelque chose du côté des indigènes et, je vous l'ai dit, c'était extrêmement vague. C'est pourquoi je ne vous l'ai pas transmis – jusqu'à ce qu'un nouvel élément se présente. »

Le commissaire fit un signe de tête en regardant le côté de son écran où apparaissait Isvarian. « Vous voulez prendre la suite, Barney ?

  Oui, madame. » Isvarian s'agita sur son fauteuil et regarda Honor droit dans les yeux. « Je me trouve à la clinique que nous avons installée près de Dauguaar, au bord du Trois-Fourches, commandant », dit-il. Honor évoqua mentalement une carte du delta, puis elle hocha la tête : le fleuve Trois-Fourches coulait très au nord, et Dauguaar était la cité-État la plus septentrionale de toutes – par conséquent la plus proche des Dos-Moussus.

« On nous a appelés en fin de matinée, poursuivit Isvarian une fois qu'elle se fut repérée. Un nomade s'était présenté à demi inconscient aux portes de la cité, où il s'était écroulé; les gardes l'avaient emporté à la clinique et nous l'avaient remis. Le toubib de service a aussitôt identifié les symptômes : intoxication à la mekoha, et grave, avec ça, mais il a aussi remarqué que l'indigène avait un sac d'allure bizarre à la ceinture et il l'a ouvert pendant que ses assistants indigènes installaient le nomade dans une chambre. » La main d'Isvarian quitta le cadre de l'écran puis réapparut avec une poche faite d'une sorte de cuir. Il l'entrebâilla et la bouche d'Honor se durcit lorsqu'elle vit l'éclat sourd des projectiles de plomb en forme de balle de fusil.

Il avait aussi une corne à poudre, reprit Isvarian d'un ton sinistre. Il ne portait pas de fusil, mais ça a suffi à déclencher toutes les alarmes et à me faire rappliquer à la vitesse maximum d'un aérocar. Fritz ici présent (de la main, il indiqua Montoya, qui fit un sourire las à son commandant) voulait m'accompagner pour voir de ses yeux un cas d'empoisonnement à la mekoha et je l'ai donc amené. Nous sommes restés presque tout le temps au chevet du nomade à l'écouter délirer, jusqu'à ce qu'il meure il y a une dizaine de minutes. »

Le soldat de l'API haussa les épaules, le regard lugubre.

« Il était camé jusqu'aux yeux. Avec la mekoha, on a le QI en chute libre quand on en arrive à un stade aussi avancé, et, comme son système moteur était cramé, on avait encore plus de mal à comprendre ce qu'il disait, mais j'en ai capté suffisamment pour me flanquer une trouille de tous les diables, commandant. Il n'arrêtait pas de parler de nouvelles armes – les fusils – et d'un chamane nomade dont "les mains débordent de mekoha sacrée". C'est une traduction presque littérale.

  Ah, merde ! murmura Honor avant de pouvoir se retenir, et Isvarian acquiesça de la tête.

  Et ce n'est pas fini, commandant, dit-il. Ce que nous avons encore appris a suffi à nous confirmer que ce foutu chamane est en contact direct avec ceux qui ont construit le labo et ceux qui ont introduit les fusils, en supposant que ce ne soient pas les mêmes; mais, à mon avis, nous pouvons laisser cet espoir. D'après le nomade mourant, le chamane a reçu une vision des dieux : il est temps que les indigènes chassent les extraplanétaires maudits du sol sacré de Méduse et les dieux lui ont fourni ces armes magiques pour faire le boulot. Pire encore, ils lui ont dit que tous les extraplanétaires n'étaient pas mauvais; certains sont au service des dieux et les vénèrent avec tout le respect qui leur est dû, et ce sont ces dévots qui fournissent la "mekoha sacrée". D'après ce que nous avons compris, le chamane aurait formé une espèce d'armée de nomades, en leur promettant qu'une fois les mauvais étrangers chassés ou sacrifiés aux dieux, les bons extraplanétaires viendraient à eux pour leur donner des armes encore plus prodigieuses et toute la mekoha qu'ils voudraient. »

Le major se tut, les traits figés par la tension et l'inquiétude, et Honor se mordit durement la lèvre. Au bout d'un long moment, le commissaire résident rompit enfin le silence.

« Et voilà, Honor : ce n'est donc pas une quelconque opération illégale; c'est une tentative délibérée pour fomenter un immense soulèvement indigène afin de chasser le Royaume de la planète.

  Havre, dirent ensemble Honor et Isvarian avant d'échanger un regard en battant des paupières.

  C'est la première idée qui m'est venue aussi, fit le commissaire à mi-voix. Mais c'est justement parce que c'est la première hypothèse qui nous vient que nous devons tâcher de garder l'esprit ouvert. D'un autre côté, je ne vois pas qui ce pourrait être d'autre; en tout cas, de tous nos voisins, Havre est celui qui répète depuis toujours que nous ne disposons d'aucune souveraineté réelle ici.

  C'est exact », dit Honor. Elle se passa le doigt sur le bout du nez en regardant l'écran les sourcils froncés. « Rien n'interdit de soupçonner l'Empire andermien, fit-elle enfin. Gustav XI n'aurait rien contre le fait de glisser son pied dans la porte de Basilic, et il aurait pu partir de l'idée que nous songerions aussitôt à la République populaire. Mais j'ai beau faire, je n'y crois guère : il est tout entier tourné vers la Silésie pour l'instant et il doit davantage s'inquiéter de la Fédération de Midgard que de nous. Un geste déplacé dans notre direction ne ferait que nous dresser contre lui et ce n'est pas le moment s'il envisage d'affronter les Silésiens et leurs alliés.

  Quelqu'un d'autre ? Une des nations monosystèmes de la région ?

  Ça m'étonnerait, dame Estelle. Par ici, tout le monde est occupé à se faire tout petit pour ne pas attirer l'attention de Havre; d'ailleurs, à quoi leur servirait Méduse ?

  Mais à quoi Méduse servirait-elle à Havre ? fit Isvarian d'un ton perplexe.

  Je ne sais pas. » Honor se frotta le nez avec une vigueur redoublée. « L'objectif final de Havre doit être le terminus, et je ne vois pas en quoi nous chasser de Méduse les aiderait à y parvenir, même s'ils prenaient notre place sur la planète. Mais ce n'est pas parce que je ne saisis pas en quoi ça les aiderait qu'ils ne le feront pas.

  Je dois hélas tomber d'accord avec vous, soupira Estelle Matsuko. Mais le fait de ne pas trouver de raison logique à leurs opérations m'oblige à obtenir des preuves absolues de leurs activités avant de pouvoir déposer une plainte ou porter une accusation officielle.

  C'est exact. » Honor se radossa et croisa les bras. « Il nous faut davantage de renseignements. » Elle regarda Isvarian. « Savons-nous d'où venait ce nomade mourant, Barney ?

  Pas avec précision. D'après le style de ses vêtements et son dialecte, il se trouvait très loin de chez lui pour quelqu'un qui voyageait à pied ou à dos de jehr. À mon avis, il venait sans doute de la région du plateau des Dos-Moussus, peut-être un peu au sud. Disons de sept ou huit cents kilomètres au nord du delta.

  Dans son état, aurait-il pu parcourir cette distance ? »

Isvarian interrogea Montoya du regard, et le médecin secoua la tête. « Je ne pense pas, commandant. Je ne suis pas spécialiste des Médusiens, mais j'ai discuté avec le toubib de la clinique : étant donné l'état du patient et la vitesse avec laquelle il a décliné une fois ici, ça m'étonnerait qu'il soit resté debout plus de vingt ou trente heures après sa dernière pipe.

  Combien de kilomètres aurait-il pu parcourir en trente heures, Barney ?

  Certainement pas sept cents kilomètres, commandant. Les Médusiens marchent plus vite que nous mais, même avec un jehr, il n'aurait pas pu avaler plus de deux ou trois cents kilomètres m4imum.

  D’accord. Ça nous donne une idée générale de la zone où commencer à chercher quelqu'un qui aurait pu l'accompagner.

  Exact. » Le commissaire approuva fermement de la tête. Barney, je veux qu'on envoie une patrouille dans cette zone le plus vite possible.

  Oui, madame.

  Ne lésinez pas sur le nombre d'hommes, renchérit Honor; ne prenons pas de risques inutiles.

  Et mettez-la sous les ordres de quelqu'un qui sache garder la tête froide », ajouta Estelle Matsuko; Isvarian acquiesça.

« Très bien; en attendant, fit Honor avec un sourire crispé, maintenant que ma nuit est fichue, autant que j'écourte celle de certains autres sur l'Intrépide. J'ignore s'il nous viendra quelques idées géniales, mais ça ne coûte rien de demander; et je vais aussi avertir Papadapolous. Il voudra sans doute vous parler directement, Barney.

  Pas de problème; dame Estelle a mon code com personnel et le bâtiment du gouvernement peut me transmettre les communications sur un canal de sécurité où que je sois.

  Parfait. Dans ce cas, dame Estelle, si vous et Barney voulez bien m'excuser, je vais m'habiller. Je vous rappelle dans quelques heures pour vous tenir au courant des idées que nous aurons eues – ou de leur absence.

  Merci, Honor. » Le soulagement de dame Estelle était évident, et Honor lui sourit en coupant le circuit.

Mais son sourire disparut aussitôt, remplacé par un froncement de sourcils soucieux. Elle quitta brusquement son fauteuil et alla chercher son uniforme.




Mission Basilic
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